dimanche, octobre 27, 2013

L'heure d'hiver

L'horloge

   Les Chinois voient l'heure dans l'oeil des chats. 
   Un jour un missionnaire, se promenant dans la banlieue de Nankin, s'aperçut qu'il avait oublié sa montre, et demanda à un petit garçon quelle heure il était. 
   Le gamin du céleste Empire hésita d'abord; puis, se ravisant, il répondit: "Je vais vous le dire." Peu d'instants après, il reparut, tenant dans ses bras un fort gros chat, et le regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux, il affirma sans hésiter: "Il n'est pas encore tout à fait midi." Ce qui était vrai. 
   Pour moi, si je me penche vers la belle Féline, la si bien nommée, qui est à la fois l'honneur de son sexe, l'orgueil de mon coeur et le parfum de mon esprit, que ce soit la nuit, que ce soit le jour, dans la pleine lumière ou dans l'ombre opaque, au fond de ses yeux adorables je vois toujours l'heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l'espace, sans divisions de minutes ni de secondes, - une heure immobile qui n'est pas marquée sur les horloges, et cependant légère comme un soupir, rapide comme un coup d'oeil. 
   Et si quelque importun venait me déranger pendant que mon regard repose sur ce délicieux cadran, si quelque Génie malhonnête et intolérant, quelque Démon du contretemps venait me dire: "Que regardes-tu là avec tant de soin? Que cherches-tu dans les yeux de cet être? Y vois-tu l'heure, mortel prodigue et fainéant?" je répondrais sans hésiter: "Oui, je vois l'heure; il est l'Eternité!" 
   N'est-ce pas, madame, que voici un madrigal vraiment méritoire, et aussi emphatique que vous-même? En vérité, j'ai eu tant de plaisir à broder cette prétentieuse galanterie, que je ne vous demanderai rien en échange.



 Baudelaire, Le Spleen de Paris, repris en 1864 dans  Petits poèmes en prose
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À La Mémoire d'une Chatte Naine Que j'avais

Ô mon beau chat frileux, quand l'automne morose
Faisait glapir plus fort les mômes dans les cours,
Combien passâmes-nous de ces spleeniques jours
À rêver face à face en ma chambre bien close.

Lissant ton poil soyeux de ta langue âpre et rose
Trop grave pour les jeux d'autrefois et les tours,
Lentement tu venais de ton pas de velours
Devant moi t'allonger en quelque noble pose.
Et je songeais, perdu dans tes prunelles d'or
- Il ne soupçonne rien, non, du globe stupide
Qui l'emporte avec moi tout au travers du Vide,
Rien des Astres lointains, des Dieux ni de la Mort ?
Pourtant !... quels yeux profonds !... parfois... il m'intimide
Saurait-il donc le mot ? - Non, c'est le Sphinx encor.


Jules Laforgue
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12 commentaires:

  1. Il ne nous reste plus qu'à ronronner au coin du feu, avec Clochette à mes côtés, c'est ce que je fais en ce moment en lisant "du haut des remparts" que j'ai découvert à la médiathèque et je n'ai toujours pas ma carte??? Bien lu ton article sur Roger-Ferdinand !

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  2. Enitram: le BLEU du ciel n'est plus qu'un souvenir, malheureusement!
    Le prochain numéro parlera entre autres, d'Octave Feuillet

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  3. Les mercredis soirs de l'automne 67, les chats de la rue Vintras et notre "Pudding-Rollmops" nous reviennent en mémoire à la lecture de ce poème. Merci Miss_Yves

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  4. un chat extraterrestre avec ses yeux illuminés!! ¨

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  5. Anonyme11:04 PM

    ✿ Bonjour et merci chère Miss_Yves pour cette jolie photo du chat et pour ce poème de Jules Laforgue ! SUPERBE !

    Passe un bon début de semaine ☀
    Meilleures pensées d'Asie. BISOUS ✿

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  6. Le titre du billet et l'image se sont connectés dans ma mémoire (qui, une fois n'est pas coutume, a bien fonctionné !) pour me restituer le souvenir d'un texte de Baudelaire commençant par Les Chinois voient l'heure dans l'œil des chats et qui a pour titre L'horloge.

    Ensuite, j'ai cru lire "À La Mémoire d'une Chatte Noire Que j'avais". Ce n'est qu'après avoir relu deux fois le poème en entier sans y trouver d'allusion à la couleur de la chatte de Jules Laforgue, que je me suis enfin rendu compte de mon erreur ! C'est dire à quel point l'influence du chat noir est puissante :-)

    Elle est à toi cette jolie tigrée (ocellée ?) surprise par le flash ?...

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  7. Coucou Miss Yves.
    Joli poème...
    Dansons le cha-cha-cha.
    Très bonne semaine A + :o)

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  8. Tilia: Effectivement, le poème de Baudelaire conviendrait mieux à l'Heure d'hiver.
    Non, ce n'est pas mon chat, mais un chat dont j'ai la garde en ce moment. Surprise par le flash et j'ai accentué la couleur de ses yeux

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  9. Le Spleen de Jules Laforgue vaut bien celui de Baudelaire ;-)

    Bonne journée, Miss Yves, malgré la tempête..

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  10. Tu as répondu à la question que je voulais te poser, flash ou pas. Des yeux comme des bijoux ! Le regard des chats est énigmatique de toute façon, alors là, il est fascinant !
    Et si joliment encadré par des poètes !

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  11. Si je me mets à apprécier les chats c'est surement grace à la poésie :-)

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  12. Maurea: quels bons souvenirs!Bises

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