C'est à Landemer que la famille de Boris Vian, au temps de l'insouciance, dans les années 20 et 30 avait l'habitude de passer des vacances qui marqueront le futur écrivain.
L'excellente exposition du manoir du Tourp retrace la vie et l'oeuvre de
ce génial ingénieur-musicien-bricoleur-compositeur, écrivain etc
Les trois chalets en bois de Norvège , peints en vert (les Vian occupaient celui du haut) et donnant sur la mer ont été démolis pendant la guerre pour la construction du mur de l'Atlantique.
Les trois frères , Boris, Alain, Lélio et leur soeur. Ninon -profitaient en toute liberté de la plage en contrebas sous les rochers.
Ces souvenirs merveilleux, sont transposés de manière étrange dans le roman très sombre , pour ne pas dire noir qu'est l'Arrache-coeur (publié en 1953) lien ici
Les trumeaux Noël, Joël et Citroën sont l'objet de l'amour étouffant de Clémentine, leur mère.
"Comme je suis inquiète, se dit Clémentine, accoudée à sa fenêtre.
Le jardin se dorait au soleil.
Je ne sais pas où sont Noël, Joël ni Citroën. En ce moment ils peuvent être tombés dans le puits, avoir mangé des fruits empoisonnés, avoir reçu une flèche dans l'oeil si un enfant joue sur le chemin avec une arbalète, attraper la tuberculose si un bacille de Koch se met en travers, perdre connaissance en respirant des fleurs trop parfumées, se faire piquer par un scorpion ramené par le grand-père d'un enfant du village, explorateur célèbre revenu récemment du pays des scorpions, tomber d'un arbre, courir trop vite et se casser une jambe, jouer avec l'eau et se noyer, descendre la falaise et trébucher et se rompre le cou, s'écorcher à un vieux fil de fer et contracter le tétanos ; ils vont aller au fond du jardin et retourner une pierre ; sous la pierre il y aura une petite larve jaune qui va éclore instantanément, qui va s'envoler vers le village, s'introduire dans l'étable d'un méchant taureau, le piquer près du nase ; le taureau sort de son étable, il démolit tout: le voilà qui part sur le chemin dans la direction de la maison, il est comme un fou et il laisse des touffes de poils noirs dans les virages en s'accrochant aux haies d'épine-vinette ; juste devant la maison, il se rue tête baissée contre une charette lourde tirée par un vieux cheval à moitié aveugle. Sous le choc la charrette se disloque et un fragment de métal est projeté en l'air à une hauteur prodigieuse : c'est peut-être une vis, un boulon, un écrou, un clou, une ferrure de brancard, un crocher de l'attelage, un rivet des roues, charronnées puis brisées, réparées au moyen d'éclisses de frêne taillées à la main et le morceau de fer monte en sifflant vers le ciel bleu. Il passe par -dessus la grille du jardin, mon Dieu, il retombe, il retombe et en tombant effleure l'aile d'une fourmi volante et l'arrache, et la fourmi mal dirigée, perdant sa stabilité, vague au-dessus des arbres comme une fourmi abîmée, s'abat soudain dans la direction de la pelouse, mon Dieu, il y a là Joël, Noël et Citroën, la fourmi tombe sur la joue de Citroën et, rencontrant peut-être des traces de confiture, le pique..."
(...)
« Je suis une bonne mère. Je pense à tout ce qui peut leur arriver. Tous les accidents qu'ils risquent, j'y pense d'avance. Et je ne parle pas des dangers qu'ils courront lorsqu'ils seront plus grands. Ou lorsqu'ils sortiront du jardin. Non. Ceux-là, je les garde en réserve. J'ai dit que j'y penserais par la suite. J'ai le temps. Il y a déjà tant de catastrophes à imaginer. Tant de catastrophes. Je les aime puisque je pense à ce qui peut leur arriver de pire. Pàur le prévoir. Pour le prévenir, je ne me complais pas dans ces évocations sanglantes. Elles s'imposent à moi. Ceci prouve que je tiens à eux. J'en suis responsable. Ils dépendent de moi. Ce sont mes enfants. Je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir pour leur éviter les calamités innombrables qui les guettent. Ces anges. Incapables de se défendre, de savoir ce qui est bon pour eux. Je les aime. C'est pour leur bien que je pense à tout cela. cela ne me fait aucun plaisir. Je frémis à l'idée, qu'ils peuvent manger des baies empoisonnées, s'asseoir dans l'herbe humide, recevoir une branche sur la tête, tomber dans le puits, rouler du haut de la falaise, avaler des cailloux, se faire piquer par les fourmis, les abeilles, par les les scarabées, les ronces, les oiseaux, ils peuvent respirer des fleurs, les respirer trop fort, une pétale leur entre par la narine, ils ont le nez obstrué, cela remonte au cerveau, ils meurent, ils sont si petits, ils tombent dans le puits, ils se noient, la branche s'écroule sur leur tête, le carreau cassé, le sang, le sang...
Elle n'en pouvait plus. Sans faire de bruit, elle se leva, et regagna à pas feutrés la chambre des enfants. Elle s'assit sur une chaise. De sa place elle les voyait tous les trois. Ils dormaient d'un sommeil sans rêves. Peu à peu elle s'assoupit à son tour, crispée, inquiète. Elle tressaillait parfois dans son sommeil comme un chien qui songe à la harde.
Boris Vian - L'arrache-coeur. Pages 133-138. Le livre de poche. Edition 47. Octobre 2008
Comment y échapper ?
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